26.4.09

Éloge de la main (Focillon)

Suite à l’article sur ce blog « La mini-dv pénètre dans l’espace du lieu » et à la lecture de « Vies des formes » (1943) et de « Éloge de la main » de Henri Focillon, je propose d’étendre la réflexion sur la main, l’outil, et la matière, de la transposer à ma pratique de la vidéo.

« ÉLOGE DE LA MAIN »

« (…) La possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l’univers. La main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux, qu’il n’est pas soudé au fond de ciel ou de terre avec lequel il semble faire corps. L’action de la main définit le creux de l’espace et le plein des choses qui l’occupent. Surface, volume, densité, pesanteur ne sont pas des phénomènes optiques. C’est entre les doigts, c’est au creux des paumes que l’homme les connut d’abord. L’espace, il le mesure, non du regard, mais de sa main et de son pas. Le toucher emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui elle restait pareille aux délicieux paysages
de la chambre noire, légers, plats et chimériques. »

« L’habitant de l’abri sous roche qui taille le silex par petits éclats soigneux et qui fabrique des aiguilles d’os m’étonne beaucoup plus que le savant constructeur de machines. Il cesse d’être agi par des forces inconnues pour agir par ses propres forces. »

« Entre la main et l’outil commence une amitié qui n’aura pas de fin. L’une communique à l’autre sa chaleur vivante et le façonne perpé–
tuellement. Neuf, l’outil n’est pas « fait », il faut que s’établisse entre lui et les doigts qui le tiennent cet accord né d’une possession progressive, de gestes légers et combinés, d’habitudes mutuelles et même d’une certaine usure. Alors l’instrument inerte devient quelque chose qui vit. »

« Le contact et l’usage humanisaient l’objet insensible et,
de la série, dégageaient plus ou moins l’unique. »

« (…) au bout du bras, l’outil ne contredit pas l’homme, il n’est pas un crochet de fer visé à un moignon ; entre eux, il y a le dieu en cinq personnes qui parcourt l’échelle de toutes les grandeurs, la main du maçon des cathédrales, la main des peintres de manuscrits. »

« Tandis que par l’une de ses faces l’artiste représente peut-être le type le plus évolué, par l’autre il continue l’homme préhistorique.
Le monde lui est frais et neuf, il l’examine, il en jouit avec des sens plus aiguisés que ceux du civilisé, il a gardé le sentiment magique de l’inconnu, mais surtout la poétique et la technique de la main. Quelle que soit la puissance réceptive et inventive de l’esprit, elle n’aboutit qu’à un tumulte intérieur sans le concours de la main. »

« Ce qui distingue le rêve de la réalité, c’est que l’homme qui songe ne peut engendrer un art : ses mains sommeillent. L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création, mais d’abord, l’organe de la connaissance. (…) L’artiste recommence toutes les expériences primitives : comme le Centaure, il tente les sources et les souffles. Tandis que nous recevons le contact avec passivité, il le recherche, il l’éprouve. Nous nous contentons d’un acquis millénaire, d’une connaissance automatique et peut-être usée, enfouie en nous. Il la ramène à l’air libre, il la renouvelle — il part du début. (…) L’homme fait interrompt ces expériences et, parce qu’il est « fait », il cesse de se faire. La curiosité de l’enfance, l’artiste en prolonge
le privilège bien au-delà des limites de cet âge. Il touche, il palpe,
il suppute le poids, il mesure l’espace, il modèle la fluidité de l’air pour y préfigurer la forme, il caresse l’écorce de toute chose, et c’est du langage du toucher qu’il compose le langage de la vue — un ton chaud, un ton froid, un ton lourd, un ton creux, une ligne dure,
une ligne molle. Mais le vocabulaire parlé est moins riche que les impressions de la main, et il faut plus qu’un langage pour traduire leur nombre, leur diversité et leur plénitude. »

« Aussi devons-nous donner quelque extension à la notion de valeur tactile (telle qu’elle est formulée par Bernard Berenson) : elle ne procure pas seulement, dans un tableau, l’illusion vécue du relief
et du volume, en nous invitant à tendre nos forces musculaires pour mimer, d’un mouvement intérieur, le mouvement peint, avec ce qu’il suggère de substance, de poids et d’élan. Elle est à l’origine même de toute création. Adam fut pétri dans le limon, comme une statue. Dans l’iconographie romane, Dieu ne souffle pas sur le globe du monde pour le lancer dans l’éther. Il le met en place en y portant
la main. »

« (…) nous restons les amis de la noble pesanteur : ce qui lutte d’émulation avec elle, ce n’est pas la voix, ce n’est pas le chant, c’est la main.
N’est-elle pas d’ailleurs l’ordonnatrice des nombres, nombre elle-même, organe des comptes et maîtresse des cadences ? Surtout elle touche l’univers, elle le sent, elle s’en empare, elle le transforme. Elle combine d’étonnantes aventures de la matière. Il ne lui suffit pas de prendre ce qui est, il faut qu’elle travaille à ce qui n’est pas
et qu’elle ajoute aux règnes de la nature un règne nouveau. »

« L’art commence par la transmutation et continue par la métamorphose. Il n’est pas le vocabulaire de l’homme parlant à Dieu, mais le renouveau perpétuel de la Création. Il est invention de matières en même temps qu’il est invention de formes. Il se construit une physique et une minéralogie. Il enfonce les mains dans les entrailles des choses pour leur donner la figure qui lui plaît. Il est d’abord artisan et alchimiste. Il besogne en tablier de cuir, comme un forgeron. Il a les paumes noires et déchirées, à force de se mesu-
rer avec ce qui pèse et ce qui brûle. Elles précèdent l’homme, ces mains puissantes, dans les violences et dans les astuces de l’esprit. »