5.9.09

L'Écorchoir (I-II & III)

3 plans (12 min; 23 min -muet; 21 min -muet) _ X 2009
coul _ 16:9 _ mini-dv
Installation vidéo triptyque, 3 écrans Lcd


Mesure du temps d'un paysage de montagne. L'amoncellement des nuages blancs aux prises avec les modifications atmosphériques & avec la ligne sinueuse des rochers. Du "plan fixe à la main" qui mesure le temps par le corps & donne son bougé à l'image (équilibre), au zoom dans un détail du paysage : comment filmer du réel devient peinture. Une heure s'écoule entre le premier plan et la fin du dernier.

Dispositif de visionnage : sur 3 écrans plats LCD accrochés aux 3 parois d'une pièce en U - 16:9 - 106 cm - dotés de bonnes enceintes pour l'écran de gauche - 3 canapés (banquettes) disposés en U







« J’avais décidé ce jour-là de ne pas aller en randonnée mais de prendre le temps de regarder le paysage, de me promener le long
du Giffre sous les pins. Je pris du raisin et me fis un sandwich.
J’ai lu le livre sur Dürer au bord du torrent et des raftings passèrent.
Mes pieds séchèrent et j’observais la couleur gris foncé du lit,
de cette eau en étant devenue elle-même métallique. Le sable anthracite de la montagne.
Reprenant une marche lente, je me dirigeais sur un plateau cultivé.
À ma droite, l’eau du torrent poursuivait son large murmure.
À ma gauche, les champs, la route plus loin au pied d’une autre montagne. J’eus faim et trouvant un tronc d’arbre couché je m’y installai. J’étais dos au Giffre et soudain assise au pied du paysage, face à la montagne. J’entamais mon sandwich tout en regardant ce ciel bleu, ces nuages blancs et cette coupelle de la montagne les recevant. Je mâchais tout en me disant que cette action de manger était en trop. J’abandonnai temporairement le sandwich, il me fallait être toute à l’action de regarder, de dévorer la montagne du regard. Je sortis la caméra mini-dv, la réglai sur le 16 :9, panoramique, et commençai à filmer. Le tronc où je m’étais installée était parallèle au Giffre et parallèle à la montagne. »


L'ÉCORCHOIR 1 [12 min. _ 1er écran Lcd paroi gauche]

« Je » laisse place à l’image pure, je m’éclipse en coupant le son, je me dissimule pour montrer la montagne.
« Pour la voir elle, il ne fallait pas le voir, lui. » (Maurice Merleau-Ponty, in « l’Œil et l’Esprit », 1964.


Un œil ouvert, avide, qui ne cligne plus, tendu par le voir.
Voir la montagne, un œil dévorant la montagne, une vanité.


Une vanité, parce qu'il semble bien dérisoire, ce désir, cette faim d'englober la montagne du regard, ce désir de la connaître toute,
de la goûter dans sa belle totalité. Je suis si petite.


C'est pourtant ce que je demande à ma caméra, j'en explore les limites.
C'est ce que je demande à mon corps qui soutient la caméra, dans ses propres limites d'endurance.
La fatigue dans les bras prend la mesure du temps, est témoin de son passage.
L'œil-caméra est témoin du passage des nuages, des variations de la lumière, du paysage contenu dans l'image cadrée.


Après un tel "plan fixe caméra tenue à la main", l'objectif zoome dans
un détail du paysage, suit la ligne montagne-ciel, brouillée par les nuages, de droite à gauche.










Pour revenir enfin sur le plan panoramique où 12 minutes se sont écoulées dans le paysage; 12 minutes écoulées dans l'œil-caméra; & 12 minutes endurées dans mon corps, mon esprit concentré dans son geste, moi, l'instrument fatigué.
Que sont 12 minutes à l'échelle géologique, à l'échelle du temps de la montagne ?
Nous aurons vu d'infimes variations du paysage.

Col Nord de l'Écorchoir 2338 mètres
Pointe de l'Écorchoir 2409 mètres
L'Écorchoir
Col Sud de l'Écorchoir 2262 mètres
Tête du Grenier 2231 mètres

« Après ces 12 premières minutes de filmage, j’entrepris de terminer mon sandwich. Ce que je fis rapidement tout en me disant que je devais continuer à enregistrer les modifications des nuages sur la ligne sinueuse de la montagne. Je ne la quittais pas des yeux.
De 5 à 8 minutes s’écoulèrent entre les deux plans.
J’ai dû quitter le tronc d'arbre, me déplacer, m’avancer sur la droite. »


L'ÉCORCHOIR 2 [23 min. -muet _ 2cd écran Lcd paroi face]


Les yeux écarquillés approfondissent le phénomène des nuages blancs amassés dans le creux de l’Écorchoir.


Le bougé est plus prononcé, la fatigue musculaire à tenir la caméra s’amplifiant. Et le plan étant encore plus rapproché qu’à la première séquence.


La limite de la montagne est devenue plus floue, se mélange comme dans une aquarelle à la brume nuageuse.


Le nuage change de couleur, gris bleuté. La forêt même vire au bleu de Prusse au Col Sud de l’Écorchoir.
Le son s’est lui aussi modifié. Toujours le torrent dans notre dos auquel s’ajoute le vent et les feuilles frétillantes. (Mais je coupe le son).


On perçoit aussi davantage la circulation des voitures au pied de la montagne, en face. Présence de moteurs d’avions. (Mais le son est absent, au final).
Présence visible d’insectes griffonnant l’image à leur passage.
L’effet de performance du filmage est plus insistant, je bouge beaucoup plus, la fatigue du premier plan s’ajoute à celle de celui-ci.


Après 15 min 30 je zoome sur la ligne de crête où la masse nuageuse brouille la limite roche-forêt avec le ciel. Pendant 4 min 30.


Les nuages avancent de gauche à droite, comme le mouvement de caméra.


Le vent dans les feuilles s’amplifie. Le grondement sourd du torrent se poursuit derrière nous (sensation spatiale du son venant de derrière la caméra).
Paysage à l’huile, détail d’une peinture de Vinci ?




La séquence se termine sur le panorama du départ, métamorphosé.

« Puis, je me déplace une nouvelle fois sur la droite, je souhaite "entrer" davantage dans l'image de la montagne, fascinée par ce qui se passe sur elle, désirant la pénétrer davantage, la connaître plus. Comment être au plus près tout en l'englobant entièrement du regard ? Un troisième point de vue s'ouvre, le poteau téléphonique matérialise dans l’image même la balance, la recherche de l’équi-
libre. »

L'ÉCORCHOIR 3 [21 min. -muet _ 3ème écran Lcd paroi droite]


L’image est animée d’un bougé comme du poids de la montagne maintenu en équilibre.


C'est en coupant le son que j'ai compris le sens plein de ce bougé en équilibre de l’image.


Montagne pesée, soupesée, mesurée par le filmage (la vision, le Voir par mon corps).


Coupant le son je n'ai plus vu ce poteau téléphonique comme un obstacle au premier plan mais comme une ligne d'appui guidant mon regard, un étalon permettant d'appréhender la mesure entre mon corps & le paysage.
























L'écorchoir 3 - 21min - muet