11.3.12

La leçon du vidéographe

Mode de lecture : remplacer les termes « peintre », « artiste » par « vidéographe » et ceux de « peinture », « toile » par « vidéographie ».

----- Agata Zielinski « Lecture de Merleau-Ponty »* ----

« « (…) donner l'impression d'un ordre naissant, d'un objet en train d'apparaître, en train de s'agglomérer sous nos yeux. »1

(Cézanne) organise l'artifice de manière à rendre l'essence, non de la chose en soi, mais de notre manière de percevoir ; non une fois pour toutes, mais dans le processus même de la perception, dans ses hésitations. Il « exprime le monde » en nous faisant retrouver l'expérience — « perception primordiale »2 — dont l'œuvre est l'expression. Il s'agit de « réveiller une expérience » dans laquelle le peintre rend compte de sa rencontre avec le monde, « rencontre du regard avec les choses qui le sollicitent. »3 Ainsi, l'expérience esthétique reconduit vers ce qui se passe dans l'expérience primordiale. Le tableau est à la fois distance par rapport au monde, et renvoie à la perception du monde. (…) Il s'agit bien de réapprendre à voir.

« L'artiste est celui qui fixe et rend accessible aux plus "humains" des hommes le spectacle dont ils font partie sans le voir. »4

1 Merleau-Ponty in « Sens et non-sens », p. 25
2 Idem, p. 26
3 Merleau-Ponty in « Signes », p. 71
4 Merleau-Ponty in « Sens et non-sens », p. 28 ou 31


La leçon du tableau est encore l'
INACHÈVEMENT DE LA CRÉATION COMME IL Y A INACHÈVEMENT DE LA PERCEPTION :

« Puisque la perception n'est jamais finie, puisque nos perspectives nous donnent à exprimer et à penser un monde qui les englobe, les déborde, et s'annonce par des signes fulgurants comme une parole ou comme une arabesque, pourquoi l'expression du monde serait-elle assujettie à la prose des sens et du concept ? Il faut qu'elle soit poésie, c'est-à-dire qu'elle réveille et reconvoque en entier notre pur pouvoir d'exprimer, au-delà des choses dites ou déjà vues. »5

En outre il me renvoie au style de mon être au monde, me fait prendre conscience que j'ai une manière propre d'habiter le monde. Car la « rumination du monde » que propose la peinture ne se fait pas sans le corps : les yeux et les mains du peintre sollicitent mon regard et ma position dans l'espace, mon orientation dans le temps croisé de mon corps et du monde. À l'origine, le style de mon être au monde, c'est l'affection mutuelle du corps et du monde : c'est cela dont témoigne d'abord le peintre, par son travail et par son œuvre. L'expérience primordiale est cet admirable échange, cet « extraordinaire empiètement »6 du corps du peintre et du monde :

« C'est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui (…) qui est un entrelacs de vision et de mouvement. »7

Le corps n'est « prêté » au monde qu'en vue de cet échange, affection mutuelle que le peintre restitue sur sa toile aux yeux du monde. Ce n'est que parce que le corps est depuis toujours au monde, faisant partie du visible, que je peux voir et faire voir. (…) La leçon du peintre est bien celle de l'appartenance du corps au monde, appartenance dont il montre comment elle se fait. »

5 Merleau-Ponty in « Signes », p. 65
6 Merleau-Ponty in « L'œil et l'esprit », p. 17
7 Idem, p. 16
* Agata Zielinski « Lecture de Merleau-Ponty et Levinas - Le corps, le monde, l'autre - », Paris, Presses Universitaires de France, 2002.


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J'applique ces réflexions pour les vidéographies comprises comme des plans-séquences contemplatifs qui, dans la durée de la prise de vue, en direct, sur le vif, nous font pénétrer dans un lieu, nous font l'explorer et nous en font découvrir une particularité. Cette particularité tient au filmage lui-même, à l'implication de l'artiste vidéographe qui filme, à la relation qu'il instaure avec le lieu.