17.6.12

Des machines à méditer

Deux points sont communs à ces deux "films" : « LVB – msp » (« La vie bienheureuse – machina spiritualis ») & « Institut de beauté ». Films parce que justement ce ne sont pas des vidéos "clips" bien envoyés ; ils esquissent cette direction narrative du film de fiction/auto-fiction sans y être, parce qu'ils restent liés à l'expérience, au sens philosophique, & à l'expérience plastique de la durée dans le présent du filmage, sans scénario : en cela ces films sont de l'ordre de l'expérimental. Ces deux points communs sont ce que j'ai tendance à nommer une « machina perceptionis », un ensemble de relations au lieu filmé, au regard, au regard du spectateur. La notion de « machina perceptionis » se tourne de plus en plus vers celle de « machina spiritualis ». Elle vient du concept de « machina mentis », la machine mentale & cognitive développée par Mary Carruthers dans son livre (lecture source pour moi) « MACHINA MEMORIALIS — MÉDITATION, RHÉTORIQUE ET FABRICATION DES IMAGES AU MOYEN ÂGE — »1 où elle montre que « la "contemplation" est aussi un acte inventif, une "construction". »

Dans chacun de ces deux films, en effet, un objet, immobile, est comme le témoin de la saynète filmée. Je me demande s'ils ne sont pas plus que témoins. Car ils donnent à réfléchir par leur retour à l'image. Ils donnent à penser par leur intégration, leur présence répétée dans la composition des plans-séquences.

Dans le premier, il s'agit de la théière en inox, dont le ventre bombé fait office de miroir convexe2. Il reflète la table d'étude, les livres, la filmeuse en retraite dans une chambre de monastère. La théière qui reflète peut être alors considérée comme un espace mental cher aux moines méditant du premier moyen âge : « la petite cellule qui se souvient est une petite chambre des délices »3.

Dans le second, c'est le pare-brise de la cabine de la tractopelle qui reflète la couleur du ciel & les feuillages, tout en surplombant la saynète filmée. Cabine vitrée comme petit théâtre de la perception3Son pare-brise reflétant est une re-présentation  (pré-sente une seconde fois, une énième fois, chaque fois étant représentation unique, instant spécifique d'une image réitérée, pourtant neuve selon le moment inscrit au sein de la durée) de l'espace : la transformation intellectuelle de quelque part.




Dans les deux cas, je vois ce contenant miroirique ou cette boîte vitrée, comme des conceptions d'un espace métaphysique, spirituel. Ils contiennent un espace qui nous est caché & ils réfléchissent des détails du lieu alentour. Avec lenteur. Ils enferment un secret et observent la scène que je filme sans bouger. Je contemple le lieu, ils m'observent observant. Leur présence, à première vue passive, objets posés là, devient active de part leur retour répété à l'image & de part leur capacité à refléter le lieu. Ils deviennent actifs selon ce que leur énigme respective – dans ce qu'ils sont des contenants dont le contenu nous reste inaccessible – suscite dans l'imagination, l'esprit du spectateur.

C'est alors l'investissement du spectateur qui les fait vivre. Ils intriguent. Le spectateur peut investir quelque chose de lui dans l'apparition de ces objets à l'image. Le questionnement du spectateur, que pose la présence de la théière réfléchissante ou de la cabine de la tractopelle, "camera", chambre reflétante, fait vivre l'énigme de ces « machines spirituelles ». Ce sont des supports à la méditation : ils suscitent la curiosité créatrice d'images, pour combler la carence, donner une image à leur intérieur qui nous est caché, dans le signe qu'ils nous font : apparition répétée lors de la prise de vue, retour à l'image, douce insistance. Ce retour fréquent dans les plans-séquences fait revêtir une autre dimension à l'image, au film. C'est l'investissement flottant – onirique – du spectateur qui se laisse porter dans un univers intérieur qui n'est pas montré, dans ces deux films, à travers la théière, la cabine, qui rendra à ces objets leur vocation à être des « machina spiritualis ».

Ces objets sont porteurs de la fabrique d'un sens spirituel, métaphysique, dans la relation que le spectateur établira dans la durée du film. Investissement du spectateur : c'est son mental (« machina mentis ») à lui, son imagination qui fait vivre ces objets & par-là tout le film. Film : déroulement d'un imaginaire dans l'esprit du spectateur parallèlement au film qu'il regarde, né de ce rapport à ces objets contenants-reflétants, sortes de vases communicants.

Il est vrai qu'à aucun moment la filmeuse & réalisatrice ne donne véritablement de contenu, de sens, de scénario à ces films. C'est le film lui-même, dans sa durée d'observation & d'enregistrement du réel, dans la fréquence d'apparition de ces objets contenants-reflétants qui est porteur du questionnement quant au voir, à la perception & à la fabrication des images (physiques & mentales). Ces objets contenants-reflétants sont le lien entre le lieu, la filmeuse et le spectateur. Leur fréquence d'apparition à l'image & leur nature décrite plus haut, en font des machines à méditer le sens. Pour peu que la curiosité du spectateur veuille bien s'y abandonner…

Sandrine Treuillard, juin 2012, Saint-Mandé

--------
NOTES
1 Éditions Gallimard, Nrf, 2002, traduction Fabienne Durand-Bogaert.
2 À la manière de ceux suspendus aux murs ou posés sur le mobilier de certaines peintures : Jan van Eyck « Portrait dit "des époux Arnolfini »(1434), Petrus Christus « Saint Éloi Orfêvre » (1449), Quentin Metsys « Le Changeur et sa femme »(1514), Le Parmesan « Autoportrait dans un miroir convexe » (vers 1524).
3 Citation de Geoffroi de Vinsauf, en 1210 environ in « POETRIA NOVA », « en ces temps où cette longue tradition de méditation touchait à sa fin » escrivit Mary Carruthers dans l'ouvrage pré-cité.
4 Cette cabine me renvoie à un autre petit théâtre de la perception : la "machine à percevoir la fumée" du savant expérimental Étienne-Jules Marey, qu'il avait fabriquée (répondant à une commande en aéronautique), pour prendre à travers la vitre des clichés photographiques des formes des fumées, soumises à des obstacles (le dessin des lignes de fumée envoyée dans la cabine variant selon la forme de l'obstacle-aile d'avion).
« La bizarre "machine" mise au point par Marey pour ses photographies de volutes n'est-elle pas à la fois un appareil de laboratoire et un théâtre en miniature pour assister aux drames de deux personnages constamment affrontés, l'obstacle (immobile) et le filet (mobile) de la fumée ? » Georges Didi-Huberman in « MOUVEMENTS DE L'AIR - ÉTIENNE-JULES MAREY, PHOTOGRAPHE DES FLUIDES » R.M.N., 2004.