10.6.12

LA NUIT chez Jean de la Croix d'après Edith Stein




L'ensemble des cinq vidéographies intitulées «  LES AFFECTIONS MUTUELLES » (une introduction : cliquer ici) prennent leur source dans une conception de la nuit telle que l'entend Jean de la Croix, mystique & poète, décrit ci-dessous par la non moins mystique, poète & phénoménologue Edith Stein :

«  La nuit (…) est quelque chose de naturel : c'est le contraire de la lumière qui nous enveloppe, nous et toutes choses. Elle n'est pas un objet au sens propre du mot : elle ne s'oppose pas à nous et elle n'a pas de contenance par elle-même. Elle n'est pas non plus une figure, pour autant que l'on entende par là une forme visible. Elle est informe et invisible. Et pourtant nous l'apercevons, elle est d'ailleurs plus proche de nous que toutes les formes et toutes les choses, et bien plus étroitement unie à notre être. De même que la lumière fait apparaître les choses avec leur caractères visibles, ainsi la nuit les engloutit tout en menaçant de nous engloutir avec elles. Ce qui se perd en elle, ce n'est pas simplement le rien : cela continue d'exister, mais d'une façon vague, invisible et informe comme la nuit même ou bien d'une façon ténébreuse et fantomatique et, pour cette raison, pleine de menaces. De plus, notre propre être n'est pas seulement menacé de l'extérieur par les périls cachés dans la nuit ; intérieurement aussi il est surpris par la nuit. Elle nous enlève l'usage des sens, entrave nos mouvements, paralyse nos forces, nous bannit dans la solitude, et nous convertit nous-mêmes en ténèbres et en fantômes. Elle est comme un avant-goût de la mort. Tout cela n'a pas seulement de l'importance pour la vie de nos corps. Tout cela agit aussi sur notre vie spirituelle et intellectuelle.

«   La nuit cosmique agit sur nous de la même manière que ce que nous appelons nuit au sens figuré. Ou, inversement, ce qui agit en nous de manière semblable à celle de la nuit cosmique, ce quelque chose est appelé nuit. Avant néanmoins d'essayer de bien comprendre ce quelque chose, il faut voir avec clarté que la nuit cosmique possède en effet un double visage.

«   À la nuit obscure et peu rassurante s'oppose la nuit enchantée du clair de lune, celle qui baigne dans la douce et tendre lumière. Celle-là n'engloutit pas les choses, au contraire, elle leur permet de faire apparaître leur visage nocturne. La dureté, le tranchant, l'éclat des choses, tout est estompé et adouci. Des traits essentiels se découvrent qui jamais n'apparaissent dans la brillante lumière du jour. Des voix que les bruits de la journée assourdissent se laissent aussi percevoir. Non seulement la nuit pleine de clarté, mais la nuit obscure aussi, possède sa valeur propre. Elle met fin à la précipitation et aux bruits du jour en apportant le repos et la paix. Tout cela agit également dans l'âme et dans l'esprit. Il existe une douce clarté nocturne de l'esprit dans laquelle, libre du poids des occupations de la journée, détaché et rassemblé en même temps, il est entraîné dans le profond accord harmonieux de son être et de sa vie propre, du monde et de l'au-delà. Il y a un profond repos plein de gratitude dans la paix de la nuit. Il faut penser à tout cela si l'on veut comprendre le symbolisme de la nuit chez saint Jean de la Croix.

«   Par des témoignages que nous possédons sur sa vie et par ses poèmes, nous savons qu'il était surtout sensible à la nuit cosmique avec toutes ses nuances. Il a passé des nuits entières, à sa fenêtre ou au grand air, à contempler l'immense paysage. Il a trouvé pour magnifier la nuit des paroles que nul autre chantre de la nuit n'a dépassées. L'âme compare le Bien-Aimé à la nuit 1 :

La noche sosegada ------------------------------------------- En lui j'ai la nuit accoisée
En par de los levantes de la aurora, ---------------- Qui laisse deviner l'éveil de l'aurore,
La musica callada, -------------------------------------------- Le concert silencieux,
La soledad sonora -------------------------------------------- La solitude sonore,
La cena, que recrea y enamora ! --------------------- Le souper qui récrée et enamoure !

«   Lorsque dans ses traités notre Penseur parle de la nuit, il y a au fond toute la plénitude de ce que ce mot représente pour l'homme et le poète. Nous avons essayé, pour autant qu'il s'agît là d'une expression symbolique, de la décrire en quelques traits, sans néanmoins épuiser le sujet. Pour le moment, efforçons-nous de saisir ce qui, de cette manière, doit être exprimé symboliquement. (…)

«   La nuit mystique ne doit pas être comprise à la façon de la nuit cosmique. Ce n'est pas, en effet, du dehors qu'elle nous pénètre. Elle tire, au contraire, son origine du fond intime de l'âme et surprend d'ailleurs uniquement l'âme en laquelle elle tombe. Toutefois, les effets qu'elle produit à l'intérieur de cette âme sont en tous points comparables à ceux de la nuit cosmique. Elle détermine une submersion du monde extérieur alors même que celui-ci s'étale au dehors dans la pleine clarté du jour. Elle transpose l'âme dans la solitude, l'abandon et le vide, gênant l'activité de ses forces et l'effrayant par la menace de toutes ces peurs qu'elle abrite en elle. Cependant ici aussi se lève une clarté nocturne qui, dans le fond intime de l'âme, découvre un monde nouveau. Cette même clarté illumine si bien par l'intérieur le monde extérieur que celui-ci nous est rendu ensuite complètement transformé.
«   (…)
«   C'est ainsi que la physionomie et la mimique sont des expressions de la vie et des qualités distinctives de l'âme et ainsi encore que se manifestent dans la nature le spirituel et même le divin. L'existence d'une communauté d'origine et d'une homogénéité réelle rend le sensible apte à faire connaître le spirituel.

«   (…) La nuit (…), qu'il s'agisse de la nuit cosmique ou de la nuit mystique, est quelque chose d'informe, quelque chose qui nous saisit. La plénitude de vues qu'elle renferme, nous pouvons seulement la désigner, mais non l'épuiser. Elle renferme en effet toute une vue du monde et toute une conception de l'existence. (…) Nous avons (…) quelque chose d'insaisissable et en même temps quelque chose dont la signification est si large que l'une peut coïncider avec l'autre et même nous servir d'introduction à l'autre. Cette introduction à l'autre ne se réalise pas d'après un choix arbitraire ou d'après une comparaison construite selon un plan préconçu, mais grâce à une expérience symbolique. Comme on se butte ici à un ensemble d'intuitions primitives et originelles qui ne peuvent se traduire en langage abstrait, on a nécessairement recours à une expression figurée.

«   (…) La nuit (…) est l'indispensable expression cosmique du monde mystique tel que l'envisage Jean de la Croix. La prédominance du symbole de la nuit est un indice que, dans les écrits du saint Docteur de l'Église, ce n'était pas le théologien, mais le poète et le mystique qui avaient la parole, alors même que le théologien surveillait consciencieusement les pensées ainsi que leur expression. »


1 Cantique spirituel, str. 15 (Traduction du PÈRE LUCIEN-MARIE DE SAINT JOSEPH, o.c.d. in Joannes a Cruce, Obras del Mistico Doctor San Juan de la cruz. Edición Critica – Toledo, 1912 ff. III, p. 160)


EDITH STEIN S. TERESIA BENEDICTA A CRUCE o.c.d. 
in « La science de la Croix Passion d'amour de saint Jean de la Croix »
traduit par P. FR. ETIENNE DE SAINTE MARIE o.c.d.,
éditions Nauwelaerts, 1998.